Vous êtes ici : Accueil Dossiers et Lectures Note du rédacteur : Nous remercions notre frère Blaise Aplogan de nous avoir autorisé à reprendre ce document qu'il a publié sur son blog Babilown le 6 décembre 2010.
Au moment où nous allons nous mettre à table, un excellent gramophone installé sous une des tentes d observation, fait entendre la Marseillaise et pendant tout le repas nous rappellera les airs populaires de la mère-patrie. (…) Un tam-tam
Après le déjeuner, nous avions à peine installé notre campement dans l'ancienne résidence française d'Abomey, mise à notre disposition, nous allions commencer la sieste, quand nous entendîmes au dehors un grand bruit. C'étaient tous les chefs de quartiers avec leurs clientèles, toutes les corporations de féticheurs et de féticheuses d'Abomey qui arrivaient pour donner un grand tam-tam en notre honneur. Au cours de mes voyages en Afrique, il m'a été donné de voir bien des fantasias arabes, d'assister a bien des tam-tams noirs ; je n'ai jamais vu une réjouissance publique mieux organisée que celle qu’on nous offrit à Abomey. Nous sommes installés sous tu véranda du premier étage de la résidence, et devant nous viennent successivement se masser les différentes corporations. On croirait qu'un metteur en scène a réglé à l’avance un ballet monstre qui ne compte pas moins d'un millier d'exécutants. Féticheurs et féticheuses ont revêtu leurs costumes aux couleurs vives et variées; il v a, autour de la cour, cinq ou six groupes distincts avant chacun son orchestre, ses chanteurs et ses danseurs, et la fête commence au milieu d'un tapage assourdissant, tout le monde criaient et dansant en même temps une farandole immense. Puis ce sont les féticheurs et tes féticheuses qui se placent sur un rang au centre de la cour et viennent danser individuellement les pas les plus fantastiques, maniant la récade, le bâton et le sabre avec une dextérité extraordinaire, pendant que les chefs, excités par leurs sujets qui battent des mains en cadence, se livrent eux-mêmes aux contorsions les plus variées. Aux danses guerrières succèdent les danses érotiques c'est ignoble, mais on ne peut nier que les exécutants ne soient de véritables artistes; puis c'est la danse générale, qui fait présager que nous touchons à la fin du spectacle, qui ne dura pas moins de deux heures. Le capitaine Moll fit apporter le gramophone, et l'on essaya d'en donner une audition à tous ces noirs, afin de juger de l'effet que produirait sur eux cette merveilleuse invention. Ils écoutèrent en silence, mais tous les chants, tous les airs d'opéra, ne parvinrent pas à les dérider; c'est à peine s'ils parviennent à comprendre une marche militaire avec tambours et clairons. Ils ne firent entendre leur grognement de satisfaction qu'en entendant l’instrument répéter les rires d'un chanteur de la Scala. Une large distribution de tafia et d'anisado, faite aux chefs et aux premiers sujets de la troupe, termina celle fête, qui marquera dans mes souvenirs coloniaux. (…) La mission étant mise en route, après avoir serré une dernière fois les mains de nos amis, nous nous mettons en mesure de visiter Abomey, qu'au moment de notre arrivée nous avons traversé sans avoir le temps de rien voir. L’ancienne capitale des rois du Dahomey n'a rien de comparable aux villes noires du Sénégal et du Soudan en général très resserrées. Abomey s'étend sur une surface de plusieurs kilomètres carres; cases en ruines, paillottes sous lesquelles vivent les noirs groupes par familles sont séparées les unes des autres par de vastes jardins. L'administrateur, M. Maire, à l'activité duquel on ne peut trop rendre hommage, a fait percer toute une série de larges routes bien comprises, et déjà le long de ces boulevards – car toutes sont plantées – les noirs commencent à construire de nouvelles cases. Dans quelques années, Abomey aura complètement changé d'aspect et donnera au voyageur une impression de ville qu'il n'a pas aujourd’hui. Cette transformation se fera d’autant plus rapidement que les habitants d Abomey sont très habiles dans l'art de bâtir, ce qui tient aux constructions monumentales qu'il leur fallait élever et entretenir au temps de leurs rois. Une visite à l'ancien palais royal s'imposait. Nous nous y faisons conduire. Le tata de Béhanzin tombe en ruines; c'est un vaste quadrilatère dont chaque face mesure trois cents mètres au moins. Les murs de clôture, en terre de barre, ont six mètres de hauteur. La porte d'entrée, placée dans un rentrant, donne accès dans une grande cour, autour de laquelle s'élèvent trois longues lignes de bâtiments construits en pisé couverts en chaume et abrités par de spacieuses vérandas. Toutes ces constructions sont en déplorable état, et, après deux ou trois hivernages, il ne restera plus rien de ce qui fut la résidence des rois du Dahomey. Une longue galerie, sur les murs de laquelle existent des sculptures primitives retraçant les hauts faits de guerre des amazones, est la seule chose qu'on ait essayé de conserver. Tout ce qui pouvait exister d'intéressant dans le palais en a été enlevé pour être envoyé à l'Exposition de 1900. Chose extraordinaire, l'administration de l'Exposition a renvoyé ces objets au Dahomey! Ils sont conservés au gouvernement à Porto-Novo en attendant qu'on ait construit à Abomey une salle convenable pour les y exposer. En arrière des constructions, plusieurs séries de qu'au sol, sont habitées par les anciennes femmes des rois Ghezo et Glélé, ancêtres de Béhanzin, qui vivent sur les cendres de leurs époux. Dans une de ces cases, où l'on ne peut entrer qu'en rampant, deux femmes de Ghezo nous ont montré son tombeau. Le corps du roi repose sous une couche de terre battue recouverte de nattes et de tapis. Ces reines découronnées ne sont pas fières et acceptent avec reconnaissance la menue monnaie que généreusement nous leur octroyons pour les remercier. Les jardins du tata qui sont immenses (l'enclos n'a pas moins de trente hectares), sont en friche Les jardins du tata qui sont immenses sont en friche; tout cela a un aspect désolé, et il est vraiment regrettable que, dans ce coin historique, l'administration française ne fasse pas quelque chose pour perpétuer le souvenir des rois du Dahomey. J'ai demandé à voir la tour des sacrifices, qui fut immortalisée par nos journaux illustrés au moment de l'expédition. On m'a dit, ce dont je me doutais un peu, qu'elle n'avait jamais existé, que les sacrifices humains étaient bien moins fréquents au Dahomey qu'on ne nous l'a affirmé, et que, si des condamnés de droit commun, si des prisonniers de guerre étaient trop souvent mis à mort, l'exécution avait lieu, au moment des coutumes, soit dans l'enceinte du tata soit sur la place qui se trouve devant la porte d entrée, et que les têtes des suppliciés étaient ensuite exposées sur les murs du palais, suspendues à des crochets qui existent encore. Loin de moi la pensée de vouloir représenter Béhanzin comme un roi débonnaire employant seulement la douceur pour gouverner le peuple dahoméen; mais, si je m'en rapporte à tout ce que j'ai entendu dire autour de moi à Abomey, on a singulièrement exagéré sa cruauté. Qu'avant notre occupation il y ait eu, au Dahomey, de nombreuses exécutions, cela n'est malheureusement pas douteux; mais qu'à jour fixe, tous les ans, le roi envoyât des centaines d'esclaves rejoindre tes ancêtres c'est singulièrement exagère. L'esclave avait alors une valeur marchande, et, dans l'intérêt même du trésor royal, Béhanzin ne devait le sacrifier qu'exceptionnellement, quand, pour une raison d'ordre public, il y avait lieu de marquer le principe d'autorité. S'il en était autrement, le nom de Condo (Béhanzin) serait exécré à Abomey, aussi bien par nos chefs de quartier qui sont ses anciens cabécères (ministres) que par la population, et cela n'est pas. Ces gens ont conservé pour leur roi déchu un véritable respect mêlé de crainte, et, s'il revenait demain au milieu de ses sujets, il serait bien reçu. Aussi, n’en déplaise à M. Gerville-Réache, député de la Guadeloupe, qui récemment adressait au Président de la République une supplique en sa faveur, je crois qu'il y aurait grand danger à permettre à Béhanzin de rentrer dans ses Etats. S'il ne se trouve pas bien à la Martinique, qu'on le transporte ailleurs, mais pas au Dahomey. Nous pourrions avoir à nous en repentir. Tout le pays d'Abomey se ressent encore de la dure administration de Béhanzin, et cette région est certainement la plus soumise, la mieux en main de la colonie. Sous la direction ferme et vigilante de notre résident, les chefs de quartier tiennent merveilleusement leurs sujets. Qu'il s'agisse d'une corvée pour le chemin de fer, d'un recrutement de porteurs, d'une construction de routes, quand l'ordre est donné, on peut être sûr qu'il sera immédiatement exécuté, sans hésitation ni murmure il y a là une discipline de fer, une soumission absolue et de tous les instants. On se demande comment les rois du Dahomey sont venus installer leur capitale sur un plateau aussi nu et aussi desséché que celui d'Abomey. Pas un filet d'eau, pas un puits; il faut aller jusqu'à une mare située à près de quatre kilomètres pour trouver un peu d'eau boueuse à peu près potable! C'est qu'au point de vue défensif la position d'Abomey présentait des avantages considérables. C'est le seul point élevé de la région; les abords très découverts étaient faciles à défendre, et puis la question d'eau était tout à fait secondaire dans un pays où, pendant l'hivernage, on peut faire des provisions considérables d'eau potable, où la main-d’œuvre ne coûte rien et où une corvée de femmes est rapidement organisée si l'on a besoin d'envoyer chercher de l'eau. Au moment de mon passage, il n'avait pas plu depuis longtemps; les citernes étaient à sec. Aussi, depuis le matin jusqu'au soir, c'était un va-et-vient continuel de femmes entre la ville et la mare. Drapées dans un pagne qui les enserre au-dessus des seins, pieds nus, quelques amulettes autour du cou, de longues théories de femmes, portant sur la tête une lourde buire en terre, se développent le long de la route qui mène à la source. Un gardien est là, en permanence, pour veiller à ce qu'on trouble l'eau le moins possible; un barrage est établi, par groupe de six les femmes s'avancent successivement, remplissent leur buire et reprennent immédiatement le chemin de la ville, marchant bien droit d'un pas tranquille et assuré, sans jamais s'arrêter, sans jamais parler. Il faut aller à Abomey pour voir des femmes qui ne parlent pas! Nous sommes allés jusqu'à cette marc qui suffît à alimenter Abomey pendant la saison sèche c'est un cloaque, un trou béant d'une vingtaine de mètres, au fond duquel il y a trente ou quarante centimètres d'eau jaunâtre; tout autour, des arbres immenses, sur lesquels gambadent des singes aussi apprivoisés que ceux du Jardin d'acclimatation. Le coin est frais et charmant, mais, comme château d'eau, c'est plus qu'insuffisant
Prof. Boyemi Ajayi
Voyage au Dahomey et à la Côte d'Ivoire / René Le Hérissé Le Hérissé, René-Félix (1857-1922)
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