Par leur comportement, leur pratique sociopolitique, ils ont dissocié Dieu de l’éthique
Le 8 juin 2014, l’Institut des Artisans de Justice et Paix / le Chant d’Oiseau a rendu public un fascicule de 34 pages intitulé : Dialogue, concensus (sic) et tolérance. Appel à une culture de la rencontre et de l’écoute. Ce fascicule est signé de l’Abbé Raymond Bernard Goudjo, recteur du grand séminaire de Tchanvédji et directeur de l’IAJP / CO. Une personnalité en vue de la hiérarchie de l’Eglise catholique donc. Pendant quatre longs mois, le Bénin a connu une lutte sociale, engagée pour protester contre la répression sanglante, perpétrée par le pouvoir liberticide, de la marche des centrales syndicales le 27 décembre 2013. Cette marche a été organisée à Cotonou où elle a été dument autorisée par le maire de la ville, Dieudonné Nicéphore Soglo. Entrés en grève dès le 7 janvier 2014, les travailleurs exigeaient prioritairement que soient punis, conformément à la constitution, les deux violateurs des libertés que sont le préfet de l’Atlantique et du Littoral, M. Placide Azandé, qui a donné l’ordre de réprimer illégalement les marcheurs, et le commissaire central de la ville de Cotonou, M. Pierre Agossadou, qui a exécuté cet ordre. A cette revendication, ils ont ajouté les raisons pour lesquelles ils ont voulu marcher le 27 décembre, à savoir l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail pour faire face au coût et à la cherté de la vie, notamment le relèvement du SMIG à hauteur de 60 000 francs CFA au moins et l’augmentation de 25 % des salaires aux enseignants, ainsi que promis par le gouvernement de Yayi Boni lui-même. Ils ont été progressivement rejoints dans le combat par les professeurs vacataires et par les lycéens qui sont venus avec leurs propres revendications.
Tout le monde le sait, ce gouvernement est passé maître dans la dilapidation et la déprédation des fonds publics : les détournements et les scandales financiers ne se comptent plus, le tout dans l’impunité la plus totale. Le Togo, avec seulement dix-huit milliards de francs CFA a résolu le problème des coupures de courant à répétition. Le Bénin, après avoir investi quarante-cinq milliards des mêmes francs à Maria Gléta, dans des machines hors d’usage mais facturées au prix du neuf, n’en a pas fini avec le cauchemar des délestages de jour comme de nuit. Limitons-nous à cet exemple, le reste étant connu de tous les béninois (CEN-SAD, machines agricoles, affaire ICC services, nouveau siège de l’assemblée nationale à Porto-Novo, deux milliards subtilisés à la SBEE, etc., etc.). Et revenons au fascicule de l’Abbé Goudjo.
Le 8 juin 2014, cela fait à peine un mois, depuis la suspension du mouvement de grève, le 4 mai. Que va nous dire l’homme d’Eglise ? Va-t-il, comme on est en droit de s’y attendre de la part d’une institution qui se réclame de Jésus de Nazareth, exprimer sa solidarité envers ceux qui ont faim et soif de justice, envers ceux qui souffrent et se plaignent ? Non ! Il appelle au dialogue et ne dit rien de tous les faux-fuyants mis en œuvre par l’apprenti tyran qu’est le président Boni Yayi pour refuser tout dialogue véritable avec les travailleurs et la jeunesse en lutte. Il appelle au consensus avec l’oppresseur qui ne cherche qu’une chose : museler le peuple et se le soumettre. Il appelle à la tolérance : « Osons toucher ici aux attentes des syndicats béninois et aux difficultés voire aux impossibilités du gouvernement à y souscrire sans creuser un fossé qui hypothéquerait encore plus gravement l’avenir. (…) Les syndicats sont obligés d’user de grande tolérance pour ne pas paralyser tout le système qui permet justement au système étatique de répondre progressivement à leurs revendications ; … » (P. 17 et p. 27). L’Abbé Raymond Goudjo se fait sans vergogne le bon apôtre de Yayi Boni. Il connaît ce qui l’empêche de donner satisfaction aux revendications des travailleurs et le leur explique savamment ! « Car augmentation salariale suppose croissance économique et par conséquent sens du travail bien fait à temps, sans dilettantisme, avec un sens accru du devoir avant de penser aux droits. » (P. 25). Il met sa grande science de métaphysico-théologien à son service, en dépit, nous apprend-il, des difficultés inhérentes à la transmission : « Malgré notre souci de mettre cet appel à la portée de tous, le maniement des concepts peut le rendre difficile à première vue. » (P. 5). Alors, essayons de suivre le savant, spécialiste de philosophie métaphysique.
Le concept clé, c’est « l’amitié-confiance ». Selon, l’Abbé Goudjo, elle devrait être la base de tout dans notre société. Avec ses variantes d’ « amitié-fratrie », d’ « amitié ou réciprocité confiante » et d’ « amitié sociale », le concept est revenu au moins 27 fois sur les 34 pages. Il s’agit d’ « une heureuse condamnation à perpétuité voulue par le Créateur » (p. 14), par le « Tout Autre » (p. 20). Si c’est de Dieu que parle ainsi l’Abbé, on peut se demander quand donc nous cesserons de débiter des blablablas sur Lui. Il y a longtemps que Montesquieu, l’un des pionniers de la laïcité, nous a donné ce conseil : « On ne doit point statuer par les lois divines ce qui doit l’être par les lois humaines[1] ». « Notre environnement béninois, au moins au sud Bénin » p. 6), la culture du Vodun, très réaliste voire pessimiste, ignore superbement le concept d’amitié-confiance. Cela n’empêche pas notre auteur de le désigner quelques pages plus loin comme « ce socle naturel hautement affectif qu’est le « social » ou « amitié-confiance » (p. 11) ! Il est clair qu’un profane en philosophie métaphysique a du mal à y comprendre quelque chose d’autant plus qu’on nous dit que le social est synonyme d’amitié-confiance. Le même tour de passe-passe nous est joué d’ailleurs à la page 29 avec le mot (ou le concept, devrons-nous dire ?) : « homophobe (haine de l’homme) » !!! Sur le plan formel, homophobie conviendrait mieux. Mais c’est au niveau du sens donné entre parenthèse qu’une fois de plus le profane perd le peu de latin qu’il a. Dans le mot homophobie, le préfixe « homo » provient du grec « homoios » signifiant « semblable » et non, selon la croyance répandue, du latin homo « homme ». Enfin, la racine « phobie » vient également du grec et signifie « peur » et non pas la haine. Au total, homophobe veut dire « qui éprouve de l’aversion pour les homosexuels » (Petit Robert), c’est-à-dire pour des gens qui sont attirés sexuellement et plus ou moins exclusivement par des individus de même sexe qu’eux, de sexe semblable au leur. Par respect, ne disons rien des constructions bancales et de l’impropriété de certains termes employés « savamment » à la page 24 : « le pouvoir étatique, ergotant de (sic) ses prérogatives (…) peut refuser tout dialogue » ; « la société civile et les syndicats, pérorant de (sic) leur puissance (…), peuvent augmenter la pression sociale ».
On l’aura compris, grâce aux dictionnaires usuels et à Wikipédia, nous sommes venus à bout des concepts compliqués et ardus de philosophie métaphysique de l’Abbé Raymond Goudjo, dont le noyau dur est « l’amitié-confiance ». Sur la base de ce concept très savant, hyper abstrait et sophistiqué, il nous explique que notre société n’est nullement marquée par des conflits d’intérêts. C’est une société idyllique où l’agneau est invité à discuter paisiblement avec le loup. Ici, pas question de système néocolonial, conçu pour continuer d’enrichir les anciens maîtres et une minorité de larbins locaux. Le régime est sans nature, sans orientation vers des intérêts de classe. Il suffit de s’aimer et de se faire confiance, comme Mgr Ganyé a fait confiance à Yayi Boni dans l’affaire des quatorze milliards à rembourser, à l’amiable, à M. Sébastien Adjavon, qui attend toujours…, et tout est bien dans le meilleur des mondes possibles. Pour que tout soit bien, il suffit simplement de faire confiance, comme les travailleurs auxquels depuis trois ans le même Yayi Boni a promis l’amélioration de leur point d’indice d’1,25 et qui attendent toujours que la promesse soit tenue. Il suffit de faire confiance et tout sera bien, comme pour le peuple béninois en 2011 auquel Yayi et sa communauté internationale ont dit que la LEPI (liste électorale permanente informatisée) était un bon instrument pour organiser des élections fiables et crédibles, et qui a eu, pour la première fois en vingt ans de « démocratie », la mauvaise surprise de se réveiller avec un K.O., une victoire de Yayi Boni au premier tour, que rien ne laissait présager. Il suffit de faire confiance. Et si les promesses ne sont pas tenues, il suffit de se montrer tolérant et de comprendre pourquoi les détournements de fonds publics intempestifs et sans retenue n’ont pas permis de réaliser lesdites promesses, afin de ne pas « paralyser tout le système ». Bref, l’Abbé Raymond Goudjo nous invite à vivre en bonne entente - c’est le fameux consensus - avec un président qui manœuvre pour museler et neutraliser toute opposition afin de se donner en paix les moyens de modifier la limitation de mandats prescrite par la constitution et de demeurer à vie au pouvoir pour continuer à piller en paix l’économie nationale. « Quand on dialogue, on ne cherche pas à avoir raison », nous enseigne l’Abbé Goudjo à la page 22. La paix, pour l’Abbé Goudjo, est la valeur des valeurs, non pas ensemble la justice et la paix, la justice sociale pour maintenir la paix sociale, mais la paix toute seule comme l’a si bien chanté autrefois Vivi l’Internationale : « La paix, la paix ! La paix, la paix ! ». La paix qui profite aux pilleurs de l’économie et aux violateurs des libertés fondamentales. Ceux-là ont ainsi la garantie de l’impunité, comme Kérékou, au sortir de la soi-disant conférence nationale, et c’est toujours les mêmes, les victimes, qu’on appelle à consentir des sacrifices, à pardonner, à laisser tomber, à oublier… au nom de Dieu ! Mgr Don Helder Camara a passé sa vie à dénoncer une telle paix, qu’il appelle la « paix des marécages » : c’est calme et tranquille à la surface, mais tout pourri et tout grouillant de miasmes à l’intérieur, protégé par la violence de l’ordre injuste établi, la violence première, la violence-mère ! Bref, comme on peut le voir aisément, les développements faussement neutres de l’Abbé Goudjo relèvent d’une idéologie qui vise le maintien du statu quo.
Mais au nom de quel Dieu nous parle-t-on ainsi ?! Naguère, quand quelqu’un jurait « au nom de Dieu », c’est a priori qu’il disait la vérité, qu’il voulait qu’on le crût. Aujourd’hui, tout a changé : quand vous jurez, quand vous attestez Dieu, on sait automatiquement que vous mentez, que vous voulez donner le change à votre prochain, tellement les faux jetons abusent du nom de Dieu !
Mais au nom de quel Dieu nous parle-t-on ainsi ? Au nom du Dieu de Jésus-Christ ?! Ce Dieu-là n’a pas fait de la paix un absolu ! « Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée » (Mt 10, v. 34). Il a pris fait et cause pour des esclaves en Egypte et a usé de tous les moyens (du dialogue jusqu’au plein exercice de la violence) pour les libérer de la servitude à laquelle Pharaon les a soumis. Ce Dieu-là n’a pas fait du dialogue avec les riches et les exploiteurs un absolu. Ses prophètes ont défendu la veuve et l’orphelin, les faibles contre les puissants, les victimes de l’injustice sociale. Jésus même s’est placé délibérément dans le camp des pauvres par sa naissance et par son engagement sociopolitique. Certes, il adresse la parole aux spoliateurs des pauvres et s’invite à la table des Zachée, mais c’est pour les appeler à la conversion et à la réparation des torts qu’ils font aux pauvres et autres Lazare qui meurent de faim devant leur opulence d’avides et d’escrocs. « Il est plus difficile, nous dit Jésus, à un riche d’entrer dans le Royaume des cieux qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille. » Et le grandiose jugement dernier au chapitre 25 de saint Matthieu nous le montre amplement : « J’avais faim et tu m’as donné à manger… »
Au Bénin, c’est depuis vingt-cinq ans, depuis la fameuse conférence nationale présidée par Mgr Isidore De Souza, que par leur pratique sociopolitique, les religieux ont dissocié Dieu de l’éthique, en faisant de la paix la valeur suprême, en sacrifiant les victimes pour lesquelles ils n’ont aucune compassion ni considération, et en aidant, avec zèle et sans vergogne, les oppresseurs du peuple à se tirer d’affaire à bon compte.
Et on a vu Kérékou revenir en 1996, avec la Bible en main et des mots d’amour à la bouche, après avoir été chassé du pouvoir, après avoir vu la fin de sa dictature militaro-ubuesque en 1989-1990. Et ce fut à nouveau, pendant dix longues années, le règne du laisser-faire, du laisser-aller, du laisser-frauder et du laisser-voler en paix et en rond, dans l’impunité obtenue à la soi-disant Conférence nationale et garantie par toutes les institutions du pays.
Et on a vu en 2006 le pasteur Yayi Boni venir au pouvoir avec une horde de pasteurs évangéliques. Et c’est le sommet de la fraude à tous les niveaux, notamment à l’occasion des concours de recrutement à la fonction publique organisés par le pouvoir ; c’est le K. O. électoral jamais vu grâce à la magie d’une LEPI verrouillée au service du « Prince » ; ce sont les scandales financiers à n’en plus finir dans lesquels les pasteurs au pouvoir tiennent les premiers rôles ; c’est la violation répétée des libertés fondamentales ; c’est le retrait du droit de grève aux douaniers et le projet de retrait de droit de grève aux magistrats, aux enseignants et aux agents de santé pour museler le peuple et saccager en paix l’économie du pays ; c’est la persécution des opérateurs économiques nationaux aux fins de livrer dans sa totalité l’économie du pays aux multinationales étrangères. C’est, enfin, l’aggravation de la pauvreté et de la misère dans nos villes et nos campagnes.
Et on voit l’Eglise catholique - plus précisément sa hiérarchie - endormir les opprimés et ne jamais prendre leur parti ; on la voit revendiquer en bêlant la paix, défendre la paix compromise par les pratiques antipatriotiques et antisociales du système néocolonial en place. C’est ainsi que le 6 avril 2014, Mgr Ganyé a chanté en pleine église les louanges de Yayi Boni et s’emploie tous les jours à l’aider à se tirer d’affaire à tous les niveaux. Il ne s’en cache même pas : il œuvre activement à empêcher l’éclatement de la révolution dans notre pays et surtout son triomphe pour un pouvoir au service des travailleurs, de la jeunesse et des peuples. C’est ainsi qu’aujourd’hui l’Abbé Raymond Goudjo sort du bois pour nous prêcher le « dialogue », le « concensus (sic) » et la « tolérance » pour que la barbarie continue de prospérer dans « la paix des marécages » et que l’autocratie s’épanouisse indéfiniment. Savent-ils, ces prélats, qu’en France, en 1790 et en 1795, « la Révolution s’est attaquée au christianisme parce qu’il était étroitement associé au principe monarchique[2] » ? Restent-ils nos guides s’ils nous conduisent vers un tel mur ? Pensent-ils à nous, leurs fidèles, qui les voyons manger dans la main des grands, se vautrer dans le confort, dissocier, sans état d’âme, Dieu de l’éthique ? Que recherchent-ils au fond, avec de tels agissements : nous pousser à nous dresser contre Dieu dont ils font un complice d’un système de fraude, de corruption, de mensonge et de piétinement des intérêts nationaux ? Ils n’y parviendront pas ! La mémoire que nous gardons des sources juives de notre foi nous préservera des dérives auxquelles ils nous exposent honteusement par leur comportement et leur pratique sociopolitiques. Qu’ils le sachent dès maintenant : ce qu’ils ont fait du christianisme depuis que l’empereur Constantin 1er leur a donné le goût des richesses et du pouvoir ne nous intéresse guère et nous saurons trouver par nous-mêmes les voies de l’Évangile de la libération !
Cotonou, le 18 juillet 2014
Pour le Comité de lutte des catholiques du diocèse de Cotonou (CLCC/CPCM)
Le Porte-parole,
Adonkpodoté Épiphane
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[1] Montesquieu cité par Gérald Messadié, Histoire générale de Dieu, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 524.
[2] Gérald Messadié, Histoire générale de Dieu, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 526.